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bijlinda 29th August 2021 05:10

La nouvelle offensive de Thomas Piketty pour l’égalité
 
La nouvelle offensive de Thomas Piketty pour l’égalité

T. Piketty, Une brève histoire de l’égalité, 2021, Paris, éditions du Seuil, 350 pages.


Mediapart publie les bonnes feuilles du nouveau livre de l'économiste, « Une brève histoire de l’égalité », à paraître le 26 août aux éditions du Seuil. Il y discute du socialisme participatif et de ses critiques.


Les ouvrages de Thomas Piketty, en dépit de leur succès de librairie incontestable, sont des sommes immenses où il est aisé de se perdre et parfois de se décourager. L’économiste est conscient de ce problème et publie, aux éditions du Seuil, un condensé des thèses qu’il défend depuis maintenant près de dix ans.

Dans cet ouvrage titré Une brève histoire de l’égalité, limité à 350 pages, il retrace les grandes lignes de sa vision de l’histoire économique et sociale au prisme de la question des inégalités.

L’ouvrage n’est cependant pas qu’un simple résumé. En se condensant, la pensée de l’économiste semble se préciser au lecteur. Thomas Piketty affirme ainsi sa conviction forte d’une téléologie de l’égalité : « Il existe un mouvement de long terme allant vers davantage d’égalité sociale, économique et politique au cours de l’histoire. » Ce progrès ne se fait certes pas sans heurts ni « retours en arrière » et l’époque qui s’est ouverte dans les années 1970 en est indéniablement un.

Prenant le contre-pied de la vision marxiste, l’histoire contée par Thomas Piketty est celle de choix politiques et idéologiques en faveur de l’égalité. L’égalité est donc le produit d’un contexte politique plus qu’économique.

Plusieurs exemples repris notamment de Capital et idéologie (Seuil, 2019), comme la métamorphose suédoise au 20e siècle, viennent appuyer cette version qui, cependant, est fortement contestée à gauche. L’an passé, deux économistes, Alain Bihr et Michel Husson, disparu cet été, avaient ainsi publié un ouvrage remettant en cause cette vision de l’histoire.

La vision de Thomas Piketty a cependant le mérite d’insister sur la nécessité du combat politique pour l’égalité, notamment pour la justice fiscale. « Affirmer l’existence d’une tendance à l’égalité ne constitue nullement un appel à pavoiser, bien au contraire. Il s’agit plutôt d’un appel à continuer le combat, sur une base historique solide », écrit l’économiste dans l’introduction de ce nouveau livre.

C’est donc dans cette optique politique qu’il faut appréhender la publication de cette Brève histoire de l’égalité. En se voulant plus accessible, Thomas Piketty entend donner des armes aux combats à venir pour l’égalité. C’est pourquoi l’ouvrage est aussi constitué des propositions que l’auteur a déjà mises en avant. Sans doute est-il aussi une prise de conscience des limites de l’influence de cette pensée dans le champ politique français, malgré le prestige de son auteur.

Nous publions ici un passage reprenant l’ébauche du « socialisme participatif » qu’il propose. Thomas Piketty y évoque un certain nombre d’idées qui ne sont pas ou peu présentes dans Capital et idéologie (garantie de l’emploi, questions des communs).

Il confronte également ses propositions avec celles de Bernard Friot, reprises récemment par Frédéric Lordon. Sa critique porte, notamment, sur l’aspect trop centralisé de ces visions. Thomas Piketty défend aussi la persistance d’une « petite propriété privée » contre la généralisation de la « propriété d’usage » défendue par Friot.

Voici donc les extraits choisis par la rédaction de Mediapart.


État social et impôt progressif : une transformation systémique du capitalisme

Pour poursuivre la marche vers l’égalité, la voie la plus naturelle semble toute tracée : il faut approfondir et généraliser les institutions qui ont permis le mouvement vers l’égalité, le progrès humain et la prospérité au cours du 20e siècle, à commencer par l’État social et l’impôt progressif. Mais pour espérer avancer dans cette voie, il est essentiel de mieux comprendre les limitations rencontrées par ces institutions, ainsi que les facteurs qui les ont affaiblies depuis 1980. Entre 1914 et 1980, ce sont les luttes sociales et politiques qui ont permis le changement institutionnel. Sans une puissante mobilisation sociale et collective en faveur d’une nouvelle étape, celle‑ci ne se produira pas. Si la révolution reagano‑thatchérienne a eu une telle influence depuis les années 1980, ce n’est pas seulement parce qu’elle a bénéficié d’un large soutien au sein des classes dominantes et d’un puissant réseau d’influence au travers des médias, think tanks et financements politiques (même si ces facteurs ont évidemment joué). C’est aussi du fait des faiblesses de la coalition égalitaire, qui n’a pas réussi à s’appuyer sur un récit alternatif et une mobilisation populaire suffisamment forte autour de l’État social et de l’impôt progressif.

C’est pourquoi le point le plus important à ce stade est de tenter de reconstruire un tel récit et de montrer en quoi l’État social et l’impôt progressif constituent bel et bien une transformation systémique du capitalisme. Poussées jusqu’au bout de leur logique, ces institutions représentent une étape essentielle vers une nouvelle forme de socialisme démocratique, décentralisé et autogestionnaire, écologique et métissé, permettant de structurer un autre monde, autrement plus émancipateur et égalitaire que le monde actuel. Historiquement, le mouvement socialiste et communiste s’est construit autour d’une plate‑ forme sensiblement différente, à savoir la propriété étatique des moyens de production et la planification centralisée, qui a échoué et qui n’a jamais été véritablement remplacée par une plateforme alternative. Par comparaison, l’État social et surtout l’impôt progressif sont souvent apparus comme des formes « molles » de socialisme, incapables de remettre en cause la logique profonde du capitalisme.

Avant la Première Guerre mondiale, l’impôt progressif était porté en France par le parti radical, tenant de la « réforme sociale dans le respect de la propriété privée ». Les socialistes se montraient sceptiques face une réforme qui se contenterait de réduire après coup les inégalités produites par le système capitaliste, sans entrer véritablement au cœur du processus de production, sans remettre en cause les rapports sociaux qui s’y nouent, et qui risquerait par là même d’endormir la marche des travailleurs vers la révolution prolétarienne. Ces origines historiques et ces débats continuent d’imprégner très largement les représentations. Il me semble urgent de les remettre en question, pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, tout dépend évidemment du degré de progressivité fiscale. Un impôt progressif avec un taux maximal de 2 % n’est pas la même chose qu’un impôt progressif avec des taux montant à 90 %. L’expérience du 20e siècle a démontré qu’il était possible d’appliquer avec succès des taux quasi confiscatoires au sommet de la hiérarchie des richesses, mais cette leçon historique essentielle reste mal connue. Ensuite, la question de l’impôt progressif doit être envisagée de façon inséparable de celle de l’État social. La construction de l’État social, dont nous avons vu qu’elle s’était traduite au cours du 20e siècle par un puissant mouvement de socialisation des richesses (avec des recettes publiques passant de moins de 10 % du revenu national avant 1914 à environ 40‑50 % depuis les années 1980‑1990 dans les principaux pays européens), a démontré qu’il était parfaitement possible d’organiser en dehors de la logique marchande de vastes secteurs d’activité, notamment dans la santé et l’éducation, mais également dans la culture, les transports, l’énergie, etc.

Personne ne peut décider à l’avance jusqu’où ira un tel processus, qu’il s’agisse de la liste des secteurs concernés, des formes d’organisations décentralisées et participatives qui se développeront à l’avenir dans ces différents secteurs (hôpitaux et centres de soins, écoles et universités, associations et fondations, administrations publiques et collectivités territoriales, coopératives et régies locales, etc.), ou de l’étendue et des modalités des financements collectifs qui y seront affectés (peut‑être un jour 60 ou 70 % du revenu national, ou davantage) 1. Ce qui paraît certain, en revanche, c’est qu’il est impossible d’envisager une nouvelle étape dans la socialisation des richesses si l’on ne parvient pas à rétablir la certitude que le système de financement collectif repose sur une conception exigeante de la justice fiscale et sociale. Sans une mise à contribution attestée et vérifiable des plus hauts revenus et patrimoines, et donc sans un véritable renouveau de l’impôt progressif, aucune nouvelle étape dans la construction de l’État social et dans le processus historique de démarchandisation n’est envisageable.

Il faut également rappeler que l’impôt progressif, tel qu’il a fonctionné concrètement au cours du 20e siècle, a permis non seulement de répartir de façon plus juste les prélèvements demandés aux différentes classes de revenus et de patrimoines, mais également de limiter fortement les inégalités avant impôts. Ce rôle en termes de prédistribution et non seulement de redistribution a été absolument central et montre à quel point l’impôt progressif est aussi une forme d’intervention au cœur même du processus de production, conjointement bien sûr avec d’autres institutions, comme le droit syndical ou la présence des salariés dans les conseils d’administration. Soulignons que la réduction drastique de l’échelle des salaires permise par l’impôt progressif (et en particulier par les taux de 80‑90 % appliqués aux revenus les plus élevés) est également une condition indispensable pour pouvoir lutter à armes égales avec le secteur marchand. Si les entreprises capitalistes du numérique paient des rémunérations extravagantes afin de débaucher la quasi‑ totalité des informaticiens les plus pointus du marché, alors cela peut sérieusement compliquer la tâche d’agences publiques chargées de les réguler (sauf à choisir d’alimenter la course‑ poursuite vers des écarts salariaux toujours plus élevés). Il en va de même dans le secteur financier ou juridique. Le fait de ramener les salaires sur une échelle de un à cinq et non plus de un à vingt ou de un à cent n’est pas seulement une question de justice distributive : c’est aussi un enjeu d’efficacité pour la régulation publique et le développement de modes alternatifs d’organisation économique.

Il faut enfin prendre en compte les limites de ce que l’État social et l’impôt progressif ont permis d’accomplir en termes de réduction des inégalités de revenus et surtout de patrimoines, et trouver les moyens de les dépasser. S’agissant des écarts de revenus, nous avons déjà noté que leur élargissement depuis 1980 s’expliquait en partie par la mise à mal de la progressivité et pouvait difficilement se justifier par des considérations en termes d’incitations ou d’efficacité (puisque cette évolution s’est au contraire accompagnée d’une division par deux de la croissance). Le retour d’une plus forte progressivité fiscale permettrait de réduire de nouveau l’éventail des salaires.

Une telle action devrait s’accompagner de bien d’autres outils, en particulier en termes d’égalité d’accès à la formation et de pouvoir de négociation pour les salariés et leurs représentants. Les systèmes de revenu de base actuellement en place dans la plupart des pays européens souffrent également de multiples insuffisances, notamment pour ce qui concerne l’accès des plus jeunes et des étudiants, ainsi que des personnes sans domicile ou sans compte bancaire. Il est par ailleurs essentiel de généraliser le revenu de base aux personnes disposant de bas salaires et revenus d’activité, avec un système de versement automatique sur les bulletins de salaire et les comptes bancaires, sans que les personnes concernées aient à le demander, en lien avec le système d’impôt progressif (également prélevé à la source). Il faut également souligner que le montant modeste envisagé pour le revenu de base, généralement compris entre la moitié et les trois quarts du salaire minimum à plein temps suivant les propositions, fait qu’il ne peut s’agir par construction que d’un outil partiel de lutte contre les inégalités. Cela permet de fixer un plancher, ce qui est essentiel, mais à condition de ne pas s’en tenir là 2.

Un outil plus ambitieux qui pourrait être appliqué en complément du revenu de base est le système de garantie d’emploi récemment proposé dans le cadre des discussions sur le Green New Deal. L’idée est de proposer à toutes les personnes qui le souhaitent un emploi à plein temps au salaire minimum fixé à un niveau décent (15 dollars par heure aux États‑Unis). Le financement serait assuré par l’État fédéral et les emplois seraient proposés par les agences publiques de l’emploi dans le secteur public et associatif (municipalités, collectivités, structures non lucratives). Placé sous le double patronage de l’Economic Bill of Rights proclamée par Roosevelt en 1944 et de la Marche pour l’emploi et la liberté organisée par Martin Luther King en 1963, un tel système pourrait contribuer puissamment au processus de démarchandisation et de redéfinition collective des besoins, en particulier en matière de services à la personne, de transition énergétique et de rénovation des bâtiments 3.


La propriété et le socialisme : la question de la décentralisation

Venons‑en maintenant à la question des inégalités de patrimoines et du régime de propriété. Si l’on regarde les choses dans le long terme, le plus frappant est la persistance d’une hyperconcentration de la propriété. En particulier, les 50 % les plus pauvres n’ont quasiment jamais rien possédé de substantiel. L’idée selon laquelle il suffirait d’attendre que la croissance diffuse la richesse n’a pas beaucoup de sens : si tel était le cas, on en aurait vu les effets depuis longtemps. La solution la plus naturelle pour sortir de cet état de fait serait d’imaginer un système de redistribution de l’héritage permettant à l’ensemble de la population de recevoir un héritage minimal (voir graphique 30). Pour fixer les idées, cet héritage minimal pourrait être égal à 60 % du patrimoine moyen par adulte (soit 120 000 euros si la moyenne est de l’ordre de 200 000 euros, comme cela est le cas en France actuellement) et versé à tous à l’âge de 25 ans. Cette dotation en capital pourrait être financée par un mélange d’impôt progressif sur la fortune et sur les successions prélevant environ 5 % du revenu national, alors que le financement de l’État social et écologique (y compris revenu de base et garantie d’emploi) serait financé par un système unifié d’impôt progressif sur le revenu incluant les cotisations sociales et une carte carbone prélevant environ 45 % du revenu national.

Le premier objectif de l’héritage pour tous est d’accroître le pouvoir de négociation de tous ceux qui ne possèdent quasiment rien (soit environ la moitié de la population). Quand on ne possède rien, ou pire encore si l’on ne détient que des dettes, on est obligé d’accepter n’importe quel salaire, n’importe quelles conditions de travail, ou presque. Le revenu de base et la garantie d’emploi au salaire minimum constituent des outils précieux pour modifier cette situation et rééquilibrer les rapports de force, mais malheureusement cela ne suffit pas. Or le fait de posséder 100 000 ou 200 000 euros, en complément du revenu de base, de la garantie d’emploi et de l’ensemble des droits associés à l’État social le plus étendu possible (éducation et santé gratuite, pensions de retraite et allocations chômage fortement redistributives, droit syndical, etc.), modifie substantiellement la donne 4. On peut se permettre de refuser certaines propositions d’emploi, d’acquérir un logement, de se lancer dans un projet personnel, de créer une petite entreprise. Cette liberté a tout pour effrayer les employeurs et les possédants, dont les travailleurs perdraient en docilité, et pour réjouir les autres.

Plusieurs points doivent être précisés. Tout d’abord, les éléments chiffrés indiqués ici sont purement illustratifs et pourraient être fixés à des niveaux plus ambitieux. Avec les paramètres retenus, ceux qui actuellement n’héritent de rien (approximativement les 50 % les plus pauvres) recevraient 120 000 euros, alors que ceux qui héritent de 1 million d’euros (ce qui correspond à l’héritage moyen reçu par les 10 % les plus riches, avec d’énormes disparités) recevraient 600 000 euros après application du système d’imposition et de dotation. On voit que l’on est encore très loin de l’égalité des chances, principe souvent défendu à un niveau abstrait et théorique, mais dont les classes privilégiées se méfient comme de la peste dès lors que l’on envisage un début d’application concrète. Dans l’absolu, il serait tout à fait possible (et à mon sens souhaitable) d’aller beaucoup plus loin dans la redistribution de l’héritage.

On notera aussi que le système de financement proposé repose sur des barèmes d’imposition similaires à ceux déjà appliqués au cours du 20e siècle, avec des taux allant de quelques pour‑cent pour les patrimoines et les revenus inférieurs à la moyenne à 80‑90 % pour les patrimoines et les revenus les plus élevés. La principale nouveauté est d’avoir recours à un barème similaire pour l’impôt annuel sur la fortune, et pas seulement pour l’impôt sur le revenu et pour l’impôt sur les successions 5. Cela est absolument essentiel si l’on souhaite donner une plus grande ampleur à la redistribution de la propriété que ce qui a été réalisé au 20e siècle. Correctement appliqué et contrôlé, l’impôt annuel sur la fortune permet de prélever des recettes autrement plus substantielles que celles de l’impôt successoral, et de mieux répartir les efforts en fonction de la capacité contributive de chacun6. Un barème spécifique devrait idéalement s’appliquer aux dotations détenues par les fondations et autres organismes à but non lucratif afin d’éviter là aussi une concentration excessive du pouvoir au sein d’un petit nombre d’entités et de permettre aux structures moins riches de se développer 7.

Il faut également préciser que le fait de redistribuer la propriété ne suffit pas en soi à dépasser le capitalisme. Si l’objectif était simplement de remplacer de grands propriétaires par de petits et moyens propriétaires tout aussi avides et peu soucieux des conséquences sociales et environnementales de leurs actions, alors cela n’aurait qu’un intérêt limité. Le projet décrit ici est d’une autre nature. La redistribution de la propriété s’accompagne de barèmes d’imposition très progressifs qui empêchent les personnes d’accumuler ou de polluer sans limites, et qui si besoin peuvent être durcis 8. On pourrait aussi imaginer que l’usage de l’héritage pour tous soit régulé, par exemple en limitant son utilisation pour des projets visant à acquérir un logement ou à créer une entreprise à vocation sociale ou environnementale. La discussion est légitime, à condition toutefois d’appliquer les mêmes règles à tous les héritages et à tous les héritiers, et pas seulement aux classes populaires bénéficiant de l’héritage minimal.

Par ailleurs, j’insiste sur le fait que l’idée d’un héritage pour tous présentée ici n’a de sens que si elle s’ajoute à des systèmes de revenu de base et de garantie d’emploi (qui à mon sens devraient être mis en place de façon prioritaire, avant l’héritage pour tous), et plus généralement si elle s’insère comme élément additionnel au sein d’un système d’État social visant à la démarchandisation graduelle de l’économie. En particulier, les biens et services fondamentaux dans des domaines comme l’éducation, la santé, la culture, les transports ou l’énergie ont vocation à être produits en dehors de la sphère marchande, dans le cadre de structures publiques, municipales, associatives ou non lucratives. Ce vaste secteur non lucratif a vocation à s’étendre, tandis que le secteur lucratif dans lequel pourrait s’investir l’héritage pour tous se réduirait progressivement à un nombre limité d’activités, comme le logement et les petites entreprises (notamment dans l’artisanat, le commerce, l’hôtellerie‑restauration, les réparations, le conseil, etc.).

Enfin, il faut souligner que la petite et moyenne propriété dont il est question avec l’héritage pour tous doit être conçue davantage comme une propriété sociale et temporaire que comme une propriété strictement privée, au sens où elle prendrait place dans un cadre légal fondé sur le partage du pouvoir avec les différents usagers du capital, et dans un cadre fiscal limitant drastiquement les possibilités d’accumulation et de perpétuation. S’agissant du partage du pouvoir dans les entreprises du secteur lucratif, je l’ai déjà évoqué, je propose d’appliquer le système de « socialisme participatif » décrit précédemment, avec un partage 50‑50 des droits de vote entre salariés et actionnaires et une stricte limitation des droits de vote des actionnaires individuels en fonction de la taille de l’entreprise, de telle sorte qu’un salarié actionnaire unique conserverait la majorité des voix dans une toute petite entreprise mais la perdrait dès lors que l’entreprise compterait plus de dix salariés 9. On pourrait aussi imaginer que les droits de vote dépendent de l’ancienneté des salariés, et de la même façon que les locataires d’un logement accumulent progressivement des droits les approchant d’un droit d’usage permanent 10.

Les débats récents ont également vu la résurgence des discussions au sujet des propositions de « fonds salariaux » imaginés par Rudolf Meidner et ses collègues de la fédération syndicale suédoise LO dans les années 1970‑1980. Selon ce système, qui concernerait principalement les plus grandes entre‑ prises, les employeurs seraient tenus de verser chaque année une partie des profits dans un fonds salarial permettant aux salariés de prendre graduellement le contrôle de 52 % du capital au bout de vingt ans 11. Destinée à compléter le système de cogestion (qui garantit une partie des droits de vote aux salariés, indépendamment de toute participation au capital), cette proposition suscita l’opposition farouche des capitalistes suédois et ne put être adoptée. Elle a récemment été remise à l’ordre du jour par une partie des démocrates étatsuniens (notamment Bernie Sanders et Alexandria Ocasio‑Cortez) et dans le programme officiel du parti travailliste britannique 12. D’autres propositions novatrices ont également été formulées afin de permettre le développement de fonds d’investissement public aux niveaux local et communal 13. L’objectif ici n’est pas de clore la discussion mais bien plutôt de montrer toute son étendue : les formes concrètes du pouvoir et de la démocratie économique sont encore et toujours à réinventer.


Pour un socialisme démocratique, autogestionnaire et décentralisé

Résumons. L’État social et l’impôt progressif, poussés jusqu’au bout de leur logique, permettent de poser les bases d’une nouvelle forme de socialisme démocratique, autogestionnaire et décentralisé, fondé sur la circulation permanente du pouvoir et de la propriété. Ce système s’oppose au socialisme étatique, centralisé et autoritaire expérimenté au 20e siècle au sein du bloc soviétique. Il se situe dans une large mesure dans le prolongement des transformations sociales, fiscales et légales engagées dans de nombreux pays au cours du siècle écoulé, à condition toutefois de rappeler que ces transformations se sont faites au prix de rapports de force, de mobilisations populaires et de multiples crises et moments de tension.

Redisons‑le : le socialisme démocratique décrit ici n’est qu’une ébauche et comprend de multiples faiblesses et limitations. Par exemple, certains penseront peut‑être qu’en laissant subsister une forme limitée de propriété privée des moyens de production (au niveau des petites entreprises) et des logements, on prend le risque que ces changements ne soient dans les faits qu’éphémères, et que la limitation stricte des écarts de richesses ne tiendra pas, compte tenu des efforts considérables que déploieront certains pour faire modifier les barèmes et repousser toutes les limites. Cette crainte est légitime mais ne doit pas être instrumentalisée : c’est elle qui conduisit les autorités soviétiques, qui parlaient alors de « gangrène capitaliste », à criminaliser toute forme de propriété dans les années 1920, y compris pour de toutes petites entreprises employant un nombre infime de salariés, et à sombrer dans la dérive autoritaire et bureaucratique que l’on connaît.

La bonne réponse doit au contraire s’appuyer sur l’approfondissement de la démocratie : il faut adopter en même temps que l’on redistribue la propriété un système de financement égalitaire des campagnes politiques, des médias et des think tanks afin d’éviter que la démocratie électorale ne soit confisquée par les plus aisés. De façon plus générale, nous avons déjà noté que le régime de redistribution de la propriété et de partage du pouvoir évoqué ici exigerait des révisions constitutionnelles substantielles 14. Une protection supplémentaire serait d’affecter le produit de l’impôt progressif sur la propriété et les successions à une caisse en charge de l’héritage pour tous, de la même façon que pour l’affectation des cotisations aux caisses de Sécurité sociale. L’expérience historique a montré que cela complique la tâche de ceux qui voudraient revenir sur ces choix (par exemple en promettant des baisses d’impôts ou de cotisations), car cela les oblige à expliciter les privations de droits qu’ils envisagent.

Rien n’interdit par ailleurs de réfléchir à des systèmes faisant fi de toute forme de propriété privée, y compris sous la forme de propriété sociale et temporaire telle que celle envisagée ici. Je pense par exemple au système de « socialisme salarial » défendu par Bernard Friot 15. Pour simplifier, ce dernier propose d’étendre à l’ensemble de l’organisation socio‑économique le modèle des caisses de Sécurité sociale mis en place notamment pour la retraite et l’assurance‑maladie depuis 1945. Cela impliquerait en particulier la création d’une « caisse de salaire » et d’une « caisse d’investissement », la première étant chargée de classer les personnes en fonction de leurs qualifications dans différents niveaux de « salaire à vie » (avec une échelle allant de un à quatre), et la seconde d’attribuer les crédits d’investissement et les droits d’usage du capital immobilier et professionnel aux différentes unités de production et aux multiples projets individuels et collectifs en présence.

Dans la mesure où ces caisses seraient gérées de façon participative et démocratique, sous des formes précises qu’il faudrait toutefois préciser (ce que Friot ne fait pas), une telle perspective est riche en potentialités. De façon générale, le développement de nouvelles formes organisationnelles fondées sur la propriété commune et la propriété d’usage doit naturellement être encouragé, de façon complémentaire au système de propriété sociale et temporaire défendu ici 16.

Je veux simplement attirer l’attention sur un point : les caisses de salaire ou d’investissement imaginées par Friot (ou leur équivalent dans d’autres propositions retirant tout rôle à la petite propriété privée, sociale et temporaire) concentreraient en leur sein un pouvoir considérable sur des millions d’existences et de décisions quotidiennes (portant notamment sur les niveaux de salaires et l’usage du capital, en particulier concernant les logements et les petites entreprises), et la question de l’organisation interne et d’un fonctionnement réellement démocratique et émancipateur de ces instances quasi étatiques et hypercentralisées n’a absolument rien d’évident. Il serait pour le moins prématuré de supposer par avance que cette question a été réglée et que tout risque de dérive bureaucratique et autoritaire peut être écarté, tout cela sans même expliquer les systèmes de vote et de répartition du pouvoir qui pourraient être appliqués dans de telles institutions, en lien avec les expériences sociohistoriques comparatives disponibles (parlements, partis, syndicats, caisses sociales, banques publiques, etc.) et les potentialités d’apprentissages et d’améliorations qu’elles recèlent 17.

Dans l’état actuel des connaissances et des expériences disponibles, il me semble plus adapté de reconnaître un rôle durable à la petite propriété privée, sociale et temporaire, en particulier dans le secteur du logement et des petites entreprises, tout en encourageant le développement de structures collectives et coopératives lorsque cela correspond aux besoins des acteurs concernés. De façon générale, la foi parfois excessive dans la capacité de grandes organisations centralisées à organiser la délibération et la prise de décision démocratique en leur sein peut conduire à sous‑estimer le potentiel émancipateur de dispositifs institutionnels comme la petite propriété privée, correctement encadrée et limitée dans son ampleur et dans les droits qu’elle confère. Il en va de même pour l’impôt progressif.

Si toutes les grandes décisions structurantes concernant la répartition des salaires et des investissements sont prises au sein d’une caisse salariale et d’une caisse d’investissement au niveau national, alors peu importe la forme de l’impôt : son assiette et sa progressivité n’ont guère d’importance, puisque de toute façon la répartition de la valeur sera définie collectivement au niveau centralisé 18. À l’inverse, si l’on admet le principe d’une organisation socio‑économique durablement décentralisée, mettant en jeu une grande diversité d’acteurs, de collectivités et de structures mixtes, alors les formes concrètes de l’impôt importent : elles contribuent à déterminer la répartition de la valeur, au côté naturellement d’autres dispositifs institutionnels, comme par exemple les systèmes de droits de vote au sein des différentes structures.


Blog Mediapart, 25-08-2021


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